Les marchands ambulants d’Istanbul, figures emblématiques héritées de l’époque ottomane, sont aujourd’hui confrontés à un avenir incertain, alors qu’ils voient leur clientèle turque se réduire drastiquement sous le coup de l’inflation galopante.
Aux premières lueurs du jour, sous un soleil éclatant, Hakan Deniz, un jeune homme de 18 ans, pousse sa charrette rouge et dorée vers le parvis de la mosquée Rüstem Pacha, nichée au cœur du vieux quartier d’Istanbul. Là, il s’installe, et bientôt l’air se remplit du parfum alléchant du maïs et des châtaignes grillés. Hakan, qui a repris l’activité de son père il y a six ans, confie qu’il éprouve un attachement profond pour son métier. Pourtant, ces derniers mois, une ombre de mélancolie semble le submerger.
« En raison de l’inflation galopante, j’ai perdu presque la moitié de mes clients », soupire-t-il, tout en servant avec soin une touriste américaine. Le jeune vendeur exprime ses craintes face à un avenir incertain, s’interrogeant sur la viabilité de ce métier précaire, sans garantie de revenu ni sécurité sociale.
Les marchands ambulants incarnent une part indissociable de l’identité d’Istanbul. À la tombée de la nuit, leurs étals illuminés de néons transforment les rues en une mosaïque de lumière, tandis que les effluves enivrants des moules farcies et du sésame des simits, ces petits pains ronds traditionnels, imprègnent l’atmosphère depuis des générations.
Ces vendeurs bénéficient d’une image globalement positive, explique Osman Sirkeci, chercheur à l’Université d’économie d’Izmir. Certains d’entre eux, comme les vendeurs de macun (une pâte sucrée et colorée), sont perçus comme les gardiens d’une tradition ottomane ancestrale. Après la pandémie de Covid-19, cette profession séculaire a connu un regain d’intérêt, attirant près d’un million de nouveaux venus, en quête d’une solution face à la difficulté de trouver un emploi. Aujourd’hui, la Turquie compte environ 7 millions de marchands ambulants, qu’ils soient légaux ou non.
Cependant, l’inflation fulgurante a sévèrement frappé cette profession, déjà marquée par de faibles revenus et des marges réduites. « Les coûts supportés par les marchands ambulants sont bien moindres que ceux des commerces traditionnels, car ils n’ont ni loyer ni facture d’électricité à payer », souligne M. Sirkeci. Cependant, ils doivent acheter leurs matières premières à des prix élevés, en raison de l’absence de liens directs avec les producteurs, et sont contraints de passer par des intermédiaires coûteux qui répercutent l’inflation.
Nuri Geyik, 54 ans, en témoigne : « Le prix du sésame a explosé, celui de la farine aussi. Tout est devenu trop cher ! » Il se remémore l’époque où il vendait ses simits pour une livre turque l’unité ; aujourd’hui, il est contraint de les proposer à 15 livres.
Le coût du transport a également grimpé en flèche, affectant les vendeurs de fruits et légumes comme Mithat Atilgan, qui vend des produits cultivés dans la région de Bursa, à 150 kilomètres d’Istanbul. « Les ventes sont en berne », constate-t-il amèrement, les Stambouliotes n’étant plus en mesure de suivre les hausses de prix. « Aujourd’hui, seuls les riches peuvent s’offrir mes fruits ! »
Pour Hakan Deniz, l’impact est tangible : « Avant, ma clientèle était principalement turque », explique-t-il, « mais ce n’est plus le cas, désormais, 70% de mes clients sont des touristes. »
À quelques pas de là, Mustafa Demir, vendeur de cornichons marinés et de leur jus salé, redoute de connaître le même sort. Bien qu’il conserve encore une base fidèle de clients turcs, il s’interroge : « Pour combien de temps encore ? » Il avoue sa gêne à l’idée de vendre ses verres à 40 livres, alors qu’ils ne coûtaient autrefois que 15 centimes.
Si les clients locaux finissent par disparaître, « ce métier risque de s’éteindre », craint Hakan Deniz. Toutefois, des chercheurs comme Osman Sirkeci estiment qu’un tel scénario est peu probable. « Regardez les vendeurs de boza », déclare M. Deniz en référence à cette boisson fermentée à base de céréales autrefois populaire. « Aujourd’hui, ils se font rares à Istanbul. »