Depuis quelques années, une nouvelle formule a remplacé «bon appétit» dans les restaurants : «bonne dégustation». Ce changement, apparu autour des années 2010, ne se limite pas à une simple évolution linguistique, mais révèle également des tensions sociales et culturelles profondes dans le monde de la restauration. Pourquoi cette transformation a-t-elle eu lieu et quel impact a-t-elle sur l’expérience culinaire?
L’évolution d’un mot et de son contexte
L’expression «bon appétit» est une tradition culinaire qui date du XVIIe siècle, où elle était utilisée pour souhaiter à quelqu’un un moment agréable au repas. Cependant, avec le temps, ce terme a été perçu différemment selon les classes sociales et les époques. À une époque, «bon appétit» était considéré comme une marque de convivialité, utilisée en début de repas. Le terme «appétit», qui vient du latin appetitus, désignant un désir ou une inclinaison vers quelque chose, a d’abord eu une connotation liée aux besoins naturels du corps, notamment le besoin de se nourrir.
À partir du XIXe siècle, l’expression a commencé à perdre de sa noblesse. Dans les cercles plus raffinés, elle était jugée inconvenante, car elle mettait en avant des besoins primitifs, en contradiction avec l’idée de finesse et de sophistication liée à la haute gastronomie. Ainsi, dans les milieux distingués, «bon appétit» était perçu comme une formule trop familière, voire vulgaire.
Le passage à «bonne dégustation»
C’est dans ce contexte que «bonne dégustation» a fait son apparition. Cette nouvelle formule s’inscrit dans un processus de recherche de sophistication dans le langage, en particulier dans les restaurants gastronomiques où l’expérience culinaire est valorisée. Contrairement à «bon appétit», qui se concentre sur l’acte de se nourrir, «bonne dégustation» met l’accent sur le plaisir des sens, sur la richesse des saveurs et des arômes, et sur l’expérience gustative elle-même.
L’expression, davantage utilisée dans les restaurants de haute gamme, évoque une forme d’élégance, un raffinement lié à l’art de la table. Elle va au-delà de la simple satisfaction de l’appétit pour faire référence à un moment de dégustation qui sollicite l’ensemble des sens. Elle souligne ainsi l’importance de savourer chaque bouchée et valorise l’instant présent, plutôt que de se limiter à une finalité de satiété.
Les raisons derrière ce changement linguistique
Le passage de «bon appétit» à «bonne dégustation» est aussi le reflet des changements sociaux dans le monde de la restauration. Selon Kilien Stengel, enseignant et spécialiste des discours gastronomiques, cette évolution est le produit de la subtilité de la langue française, mais aussi de l’évolution des codes sociaux. Dans un contexte plus formel, comme celui des repas gastronomiques ou des événements raffinés, «bonne dégustation» est perçue comme plus appropriée, car elle correspond mieux à l’expérience culinaire que l’on souhaite offrir. Elle remplace un terme jugé trop direct par un langage plus adapté à des normes sociales élevées.
En outre, des expressions comme «bonne dégustation» sont devenues des marqueurs sociaux. Elles véhiculent l’idée d’une certaine distinction et permettent aux serveurs de s’inscrire dans un cadre plus sophistiqué, loin des simples préoccupations de l’alimentation animale.
L’impact sur l’expérience culinaire et sociale
L’utilisation de «bonne dégustation» dans les restaurants gastronomiques n’est pas simplement un changement de vocabulaire, mais un choix qui revalorise l’art de manger. Elle transforme le repas en un moment d’expérience sensorielle, invitant les convives à savourer et à apprécier pleinement chaque élément du repas. Cela reflète aussi un changement de conception dans le monde de la restauration, où l’accent est mis non seulement sur la qualité des produits, mais aussi sur la manière dont l’expérience culinaire est perçue.
Dans un cadre privé, «bon appétit» reste largement utilisé, notamment pour son caractère convivial et chaleureux. Il est souvent exprimé avec l’intention de souhaiter du plaisir à ses proches avant un repas, sous-entendant l’autorisation de commencer à manger. Dans un cadre plus formel, cependant, «bonne dégustation» est la formule privilégiée pour exprimer cette même attention, mais avec une touche de raffinement.
L’évolution de la formule «bon appétit» en «bonne dégustation» n’est pas simplement une mode linguistique, mais un signe d’une recherche de sophistication dans les interactions sociales autour de la nourriture. Si «bon appétit» reste une formule courante et amicale dans un cadre privé, «bonne dégustation» est désormais un marqueur social utilisé dans des contextes plus raffinés, soulignant l’importance de l’expérience gustative et de l’élégance du repas. Ce changement reflète une évolution de nos valeurs sociales, où l’art de la table et la convivialité se redéfinissent à travers un langage plus fin et plus sophistiqué.